C’est ce que déclarait souhaiter, la semaine passée, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires Étrangères russe aux membres du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies[1]. Notant fort justement que les relations internationales traversaient un moment particulièrement tendu, notamment en Ukraine et au Moyen Orient. Il insistait aussi sur le rôle central qu’ont les mécanismes de protection des droits de la personne des Nations Unies pour « conforter » une véritable objectivité et impartialité[2] dans la dénonciation de leurs violations, notamment dans les régions citées.
Une déclaration à laquelle de nombreux chefs de gouvernements du monde entier ne peuvent que souscrire, mais qui, de la part du ministre des Affaires Étrangères de la Russie, peut apparaître quelque peu impudente au vu du soutien militaire Russe au gouvernement de Bachard al Assad et aux séparatistes ukrainiens. Malheureusement comme je l’ai plusieurs fois relevé dans ce blog, cette remarque peut également s’appliquer à bon nombre de pays, notamment occidentaux.
Sans remonter très loin, le viol de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité (CS) des Nations Unies par l’Otan – qui avait montré le peu de cas que cette dernière faisait, des résolutions du CS de l’ONU[3] en s’engageant militairement pour le renversement du gouvernement de Kadhafi jusqu’à son assassinat[4] – en est un exemple, que les populations de la région payent au quotidien. Il offre également un vrai boulevard à la Russie, pour la dénonciation de l’instrumentalisation des droits de la personne[5].
C’est ainsi que dans la continuité de l’histoire, les intérêts antagonistes des États, sur une vieille version remasterisée de l’Ouest contre l’Est (ou vice et versa), se retrouvent dans une logique commune profondément mortifère pour les populations civiles. Presque tous les gouvernements sont capables de faire des déclarations justifiant leurs actions par la nécessité du respect du droit international et particulièrement des droits de la personne[6] :
- L’intervention en Libye l’était au nom de ces droits pour protéger les populations civiles. Pourtant ce sont ces mêmes populations qui, par l’intervention de l’Otan vivent une situation encore plus catastrophique qu’au temps de Kadhafi.
- La guerre contre le terrorisme et la protection de la population syrienne – comme justification de l’aide russe et iranienne au gouvernement de Bachard – en est le tombeau. Avec plus de 200 000 morts et 1,5 millions de blessés ainsi que plus de 3,8 millions de réfugiés et 6,5 millions de déplacés (pour une population d’environ 23 millions en 2013) ; quel succès !!!!
- La guerre en Irak finalise la destruction de ce pays, entamée depuis le début du 20ème siècle, ou les occidentaux ont réussi avec une belle constance à soutenir les politiques les plus sectaires avec une accélération depuis les années 1991, toujours au nom des droits de l’Homme[7].
Le traitement de choc irresponsable de ces conflits[8], principalement menés par les membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies, est un des facteurs premiers du redimensionnement de la géopolitique de toute la région Moyen Orient et qui déborde sur l’Afrique de l’Ouest et de l’Est. Un traitement engagé presque uniformément à « l’extérieur » dans les multiples zones d’affrontements et dans une dimension quasi uniquement militaire:
Soit par des interventions directes mais distantes dont les bombardements aériens, mais sans les troupes combattantes au sol;
Soit par des interventions indirectes que sont les livraisons d’armes et la formation des combattants.
C’est sans doute dans cette jungle qu’il est bien difficile de comprendre, et même de trouver, une justification dans la protection des droits de l’Homme qui tienne.
La France vient de signer un contrat de vente des Rafales et autres matériel militaire au régime égyptien qui est responsable d’un coup d’État[9], de graves violations des droits de la personne[10]. Elle intervient au Mali, en Irak et en Syrie alors qu’elle signe des contrats d’armements avec l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et le Qatar[11] qui ont été de grands soutiens aux takfiristes d’Irak, de Syrie et d’Afrique du Nord ?
L’Allemagne, par son vice chancelier et ministre de l’économie Sigmar Gabriel entreprend une « tournée du golfe » – comprenant aussi l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Qatar – pour y vendre toute sortes de matériels militaires[12].
Tous ces exemples sont peut être aujourd’hui, comme pour le conflit israélo-palestinien, la triste révélation de l’application d’une géopolitique à court terme des États, qui semblent systématiquement instrumentaliser le droit international dont les droits fondamentaux[13]. « Business is business » et après tout si nous ne le faisons pas, les autres – la Chine, les États Unis, la Russie… – le feront entend-t-on depuis des années. Sans rentrer dans cet argument « j’accepte de fournir une arme à un assassin car je sais qu’il va s’en procurer une chez le marchand d’à coté », ne serait-il serait pas temps de revenir au premier objectif désigné plutôt que de se perdre dans cette course à l’instantanéité : La lutte contre les actes terroristes.
N’avons nous pas plutôt intérêt :
à construire des politiques, et particulièrement concernant les exportations d’armements, qui soient conformes à nos engagements devant le droit international ?
à assécher le recrutement de ces jeunes qui, dans tous les pays du monde, en plus de leurs propres humiliations quasi quotidiennes, vivent ces politiques ouvertement discriminatoires des droits de l’Homme comme une justification de leurs engagements[14] ?
Le gouvernement suédois vient de montrer qu’il est possible de s’opposer à « cette montée aux extrêmes » de la violence[15], parce qu’avec les parlementaires de ce pays, il considère que la lutte contre la discrimination des femmes contribue à la paix et la sécurité. Et comme il donne du sens à cette déclaration il vient de refuser un projet de vente d’armes à l’Arabie Saoudite[16]. En cela ce pays, partie du traité sur le commerce des armes, applique son article 7 paragraphe 1 (a)[17]. Traité dont la France et l’Allemagne sont parties et les États Unis signataires.
Benoît Muracciole
[1] « Human rights protection mechanisms, including the UNHRC, to facilitate these processes by objectively and impartially considering violations of human rights and international humanitarian law in the region. It is important to avoid the politicisation of the human rights issues and especially their transformation into an instrument for increasing confrontation ». Foreign Minister Sergey Lavrov’s remarks at the High Level Segment of the 28th Regular Session of the UN Human Rights Council, Geneva, March 2, 2015 : http://www.mid.ru/brp_4.nsf/0/063EE465DAC711E543257DFC0064C64C
[2] C’est cet argument que les opposants au traité sur le commerce des armes. Tient ! Il y avait notamment la Russie, l’Arabie Saoudite, la Corée du Nord, l’Iran, le Qatar et la Syrie…
[3] Résolution 1973, adopté à dix voix sur quinze et autorisant le recours à la force contre le régime de Kadhafi ; paragraphe 4 : Autorise les États Membres qui ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet et agissent à titre national ou dans le cadre d’organismes ou d’arrangements régionaux et en coopération avec le Secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires, nonobstant le paragraphe 9 de la résolution 1970 (2011), pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen, et prie les États Membres concernés d’informer immédiatement le Secrétaire général des mesures qu’ils auront prises en vertu des pouvoirs qu’ils tirent du présent paragraphe et qui seront immédiatement portées à l’attention du Conseil de sécurité;
[4] Le Monde Diplomatique ; Fallait-il tuer Kadhafi ? Jean Ping ; août 2014 : http://www.monde-diplomatique.fr/2014/08/PING/50709
[5] Il est impossible de ne pas intégrer le processus de l’intervention en Libye dans le soutien militaire irresponsable de la Russie auprès du gouvernement de Bachard al Assad, qui s’est particulièrement renforcé depuis le début de la résistance armée dans ce pays.
[6] Jusqu’à l’invention d’un droit d’ingérence qui participe de la même manière à l’instrumentalisation des droits fondamentaux.
[7] Voir notamment : https://armerdesarmer.wordpress.com/2010/11/05/guerre-dirak-entre-400-000-et-1-033-000-morts-pour-la-democratie-et-la-liberte/
[8] Mais pas sans arrière-pensée, une « thérapie » dont on ne se préoccupe surtout pas de la volonté des principaux intéressés. Voir : « Shock Corridor » Samuel Fuller ; 1963 ainsi que « la stratégie du choc » de Michael Winterbottom, Mat Whitecross avec Naomi Klein ou le livre aux éditions Leméac / Actes Sud ; 2008.
[9] https://armerdesarmer.wordpress.com/2013/10/17/les-transferts-darmes-en-direction-de-legypte-a-lepreuve-du-traite-sur-le-commerce-des-armes-tca/
[10] Avec plus de 40 000 personnes mis en détentions , plus 1400 morts, torture et disparitions forcées… : https://www.amnesty.org/en/articles/news/2014/07/egypt-anniversary-morsi-ousting/ https://www.amnesty.org/en/articles/news/2014/01/egypt-three-years-wide-scale-repression-continues-unabated/
[11] Rapport au Parlement 2014 sur les exportations d’armement de la France ; près de 2 milliards € de prises de commandes en 2013 pour l’Arabie Saoudite + le paiement par ce pays du contrat avec le Liban pour environ 3 milliards € : http://rpdefense.over-blog.com/tag/saudi%20arabia/ . 335 millions € pour les Émirats Arabes Unis et 125 millions € pour le Qatar.
[12] http://rpdefense.over-blog.com/tag/saudi%20arabia/
[13] https://armerdesarmer.wordpress.com/2014/11/10/de-la-juste-interpretation-du-respect-des-droits-de-lhomme-dans-le-recours-a-la-force-sur-le-continent-africain/
[14] Alain Badiou fait une analogie intéressante entre ces jeunes français aujourd’hui et ceux qui en 1939 rejoignaient la milice fasciste : http://www.mediapart.fr/journal/france/240115/alain-badiou-contre-courant-apres-la-tuerie
[15] « Achever Clausewitz » ; René Girard ; éditions Nord ; 2007.
[16] « work against the discrimination of women, to improve conditions for women, and to contribute to peace and development » Margot Wallström Swedish Minister for Foreign Affairs ; http://sverigesradio.se/sida/artikel.aspx?programid=2054&artikel=6093369
Article 7
Exportation et évaluation des demandes d’exportation
- Si l’exportation n’est pas interdite par l’article 6, chaque État Partie exportateur, avant d’autoriser l’exportation d’armes classiques visées par l’article 2 (1) ou de tout autre bien visé par les articles 3 ou 4, selon ce qui relève de sa juridiction et conformément à son régime de contrôle national, évalue, de manière objective et non discriminatoire, en tenant compte de tout élément utile, notamment de l’information fournie par l’État importateur en
application de l’article 8 (1), si l’exportation de ces armes ou biens :
- a) Contribuerait ou porterait atteinte à la paix et à la sécurité :
https://armerdesarmer.files.wordpress.com/2010/04/texte-final-tca-2-avril-13-1.pdf